Chapitre premier

 

 

Frère Cadfael travaillait encore dans le petit potager près des viviers de l’abbé quand on lui amena l’adolescent. C’était un brûlant après-midi d’août, et même s’il avait eu suffisamment de gens pour l’aider, ils seraient probablement tous en train de ronfler à l’ombre à pareille heure, au lieu de transpirer au soleil ; mais l’un de ses aides, qui n’avait pas encore terminé son noviciat, avait décidé de quitter la vie monastique et il était parti rejoindre son frère aîné aux côtés du roi Étienne, dans cette guerre civile pour la couronne d’Angleterre ; quant à l’autre, il avait pris peur à l’approche de l’armée royale, parce que sa famille avait embrassé la cause de l’impératrice Maud, et leur manoir du Cheshire lui paraissait beaucoup plus sûr que Shrewsbury assiégée. Cadfael devait donc tout faire seul, mais en son temps, il avait travaillé sous des climats bien plus chauds, et il était fermement décidé à ne pas laisser son domaine aller à l’abandon, que le monde extérieur soit ou non en proie au chaos.

En ce début d’été de l’An de Grâce 1138, cette lutte fratricide, jusqu’à présent menée sans grande logique, était déjà vieille de deux ans, mais jamais encore elle ne s’était tant approchée des portes de Shrewsbury. A présent, son ombre faisait planer une menace de mort sur le château et sur la ville. En dépit de tout cela, Cadfael préférait penser à la croissance et à la vie, plutôt qu’à la guerre et à la destruction, et il était loin de se douter qu’une autre manière de tuer – un meurtre très ordinaire, que même cette période d’anarchie ne justifiait en rien – allait bientôt troubler le calme de la vie qu’il avait choisie.

En temps normal, août aurait dû être un mois très calme pour les jardiniers, mais il y avait du travail plus qu’en suffisance pour un homme consciencieux ; la seule aide qu’on lui avait proposée était le frère Athanase, qui était sourd, à moitié décrépit, et parfaitement incapable de distinguer une plante utile d’une mauvaise herbe ; Cadfael avait donc décliné cette proposition. Il préférait de beaucoup se débrouiller seul. Il y avait un parterre à préparer pour les choux tardifs, des graines à semer pour cette variété qui supporte bien l’hiver, et des chaumes de la récolte de printemps qu’il fallait nettoyer pour en faire de la litière et du fourrage. En outre, dans son atelier de l’herbarium, dont il était particulièrement fier, il y avait une douzaine de préparations dans des flacons de verre et des mortiers sur les étagères, dont il fallait s’occuper au moins une fois par jour, sans compter les vins à base d’herbes qui bouillaient doucement sans qu’on s’en occupe pour le moment. Il était grand temps de récolter les plantes médicinales, et il y avait tous les remèdes pour l’hiver qui réclamaient ses soins.

Mais si Maud et Étienne dépensaient des fortunes à se battre pour le trône d’Angleterre devant les murs de l’abbaye, lui n’était pas le genre d’homme à laisser la moindre parcelle de son royaume échapper à son contrôle. S’il levait la tête du terreau qu’il bêchait pour son plant de chou, il pouvait voir les plumets paresseux de fumée suspendus au-dessus des toits de l’abbaye, de la ville et du château, et il pouvait sentir l’odeur âcre des incendies de la veille. Cela faisait près d’un mois que cette ombre et cette puanteur planaient comme un voile mortuaire sur Shrewsbury, et que le roi Étienne s’impatientait et se mettait en rage dans son camp devant la première enceinte du château, seul passage qui permît de pénétrer dans la ville à pied sec, tant qu’il ne se serait pas emparé des ponts. A l’intérieur de la forteresse, William FitzAlan résistait, l’oeil sombre, contemplant, inquiet, ses ressources qui diminuaient, laissant défis et menaces à son oncle, l’incorrigible Arnulf de Hesdin, qui, quel que fût son courage, n’avait jamais su tenir sa langue. Les citadins, tête basse, verrouillaient leur porte et fermaient leur boutique, ou, s’ils pouvaient, s’enfuyaient au pays de Galles, vers leurs adversaires de toujours, qu’ils redoutaient moins qu’Étienne. Les Gallois étaient ravis que les Anglais aient peur d’autres Anglais – si on pouvait considérer Maud et Étienne comme Anglais[1] - laissant ainsi le pays de Galles tranquille, et ils aidaient volontiers les fuyards, pourvu que l’on continuât à se tuer joyeusement en Angleterre.

Cadfael se redressa et essuya la sueur sur sa tonsure, de la couleur d’une noisette bien mûre. Frère Oswald, l’aumônier, venait vers lui à grands pas, sa robe flottant au vent. Il poussait devant lui un garçon d’une quinzaine d’années, vêtu d’une grossière tunique marron, et de courtes chausses d’été, à la mode paysanne ; il avait les jambes nues, mais portait de bonnes chaussures de cuir. Apparemment, il s’était fait tout propre pour l’occasion. Le garçon alla où on lui dit, et, docile mais nerveux, garda les yeux baissés. Encore une famille qui prenait soin de mettre ses enfants à l’abri, leur évitant ainsi de se faire enrôler par l’un ou l’autre camp, se dit Cadfael, et honni soit qui mal y pense.

— Frère Cadfael, vous avez besoin d’aide, je crois ; voici un jeune qui ne doit pas avoir peur de se fatiguer. Une brave femme de la ville l’a amené au portier, et a demandé qu’on le prenne afin d’en faire un serviteur laïque. C’est son neveu de Hencot, dit-elle, et ses parents sont morts. Il a de quoi subsister pendant un an. Le prieur a donné son accord, et il y a de la place dans le dortoir des garçons. Il ira à l’école avec les novices, mais il ne prononcera pas ses voeux, à moins qu’il ne le décide lui-même. Qu’en dites vous ? Vous l’acceptez ?

Cadfael regarda l’enfant avec intérêt, et il dit oui sans hésiter, trop heureux de se voir proposer un jeune garçon vigoureux, capable et décidé. Il était mince, solide et sa démarche était souple. Il lançait des regards prudents par-dessous ses courtes boucles brunes emmêlées : il avait de longs cils, et des yeux bleu-noir, très vifs et brillants. Il se conduisait bien, et paraissait modeste, mais pas intimidé.

— Oh oui, bien volontiers, dit Cadfael, si ça te tente de travailler dehors avec moi. Comment t’appelles-tu, petit ?

— Godric, monsieur, dit le garçon, d’une petite voix brusque, détaillant Cadfael tout aussi attentivement que ce dernier le détaillait.

— Très bien, Godric ; on devrait bien s’entendre, toi et moi. Si tu veux, on va aller faire le tour des jardins, on verra les travaux qui nous attendent, et tu t’habitueras à rester dans la clôture. Tu trouveras peut-être ça un peu bizarre au début, mais on y est plus en sûreté qu’en ville. C’est pour cela sans doute que ta tante t’a amené ici.

Godric lui jeta un bref regard pénétrant et baissa de nouveau les yeux.

— Veille à venir à vêpres avec frère Cadfael, recommanda l’aumônier. Frère Paul, le maître des novices, te montrera ton lit, et te dira ce que tu dois faire après dîner. Ecoute bien ce que te dira frère Cadfael, et surtout obéis-lui.

— Oui, monsieur, dit vertueusement le garçon.

Sous cette docilité, on aurait dit qu’il s’efforçait en vain de ne pas rire. Quand frère Oswald s’éloigna à grands pas, le garçon le suivit des yeux, Jusqu’à ce qu’il ait disparu, puis il tourna vers Cadfael un regard attentif. Son visage ovale et sérieux, avec une grande bouche ferme faite pour le rire, redevenait sombre rapidement. Même pour les gens insouciants, l’époque n’était pas facile.

— Viens voir le travail dont tu vas te charger, dit gaiement Cadfael ; et il posa sa bêche pour emmener le nouveau venu faire le tour du jardin clos, lui montrant les légumes, les plantes médicinales dont le parfum montait à la tête dans l’air de midi, les étangs et les plants de pois qui descendaient presque jusqu’au ruisseau.

Le champ où s’était faite la première récolte était déjà tout pâle et desséché par le soleil ; et même les plants qu’on avait semés plus tard pliaient sous le poids des cosses.

— Il faudrait les cueillir aujourd’hui et demain. Avec cette chaleur, ils seront moins bons d’ici deux jours. Et il faudrait nettoyer ceux qu’on a cueillis. Tu peux commencer ça pour moi. Ne les arrache pas ; prends la faucille et coupe-les tout près du sol ; les racines sont bonnes pour nourrir la terre.

Il parlait gentiment, avec bonne humeur, pour effacer l’impression de regret et de malaise que ce changement abrupt pourrait causer.

— Quel âge as-tu, Godric ?

— Dix-sept ans, dit-il d’une voix voilée.

Il était plutôt petit pour dix-sept ans ; il s’essaierait à bêcher plus tard. Le sol que travaillait Cadfael était dur.

— Je ne crains pas l’effort, dit-il, presque comme s’il avait deviné la pensée de Cadfael et qu’il lui en voulait. Je ne connais pas grand-chose, mais je ferai tout ce que vous me direz.

— Très bien, alors commence avec les pois. Mets les chaumes secs de côté, ça fera de la litière pour les écuries. Les racines, elles, retournent à la terre.

— Comme les hommes, dit brusquement Godric.

— Oui, comme les hommes.

Trop d’entre eux retournaient prématurément à la terre aujourd’hui, dans ce combat fratricide. Il vit le garçon tourner la tête, presque involontairement, et par-delà l’abbaye, regarder les tours endommagées du château, que voilait un nuage de fumée.

— Tu as de la famille là-bas, petit ? demanda doucement Cadfael.

— Non ! répondit-il, trop vite. Mais je ne peux m’empêcher de penser à eux. On dit en ville que ça ne pourra pas continuer encore longtemps que le château tombera peut-être demain. Et néanmoins ils n’ont fait que leur devoir ! Avant sa mort, le roi Henry a fait reconnaître l’impératrice Maud comme héritière par ses barons, qui lui ont tous juré fidélité. Elle était la seule enfant vivante, c’est elle qui devrait être reine. Et pourtant, quand son cousin, le comte Étienne, s’est emparé du trône et s’est fait couronner, trop d’entre eux n’ont pas réagi et ont oublié leur serment. Ils ont tort, c’est évident. Et ça ne peut être mal de rester fidèle à l’impératrice. Comment peuvent-ils justifier leur infidélité ou les prétentions du comte Étienne ?

— Justifier n’est peut-être pas le mot qui convient, mais parmi les seigneurs, nombreux sont ceux qui préfèrent un homme à une femme pour suzerain. En ce cas, Étienne était aussi très proche de la couronne. Maud et lui avaient pour grand-père Guillaume le Conquérant.

— Mais lui n’était pas fils du feu roi[2]*. Et de toute manière, tout cela vient de sa mère qui est une femme comme Maud, alors où est la différence ?

Ayant abandonné son ton de voix prudent, il s’exprimait à présent avec véhémence.

— La différence est qu’Étienne s’est précipité pour s’emparer de ce qu’il voulait, alors que l’impératrice était partie en Normandie sans penser à mal. Et maintenant que la moitié des barons se sont rappelé leur serment et se sont déclarés pour elle, qu’est-ce qui va sortir de ce bain de sang ? Ça commence à Shrewsbury, mais ça ne s’arrêtera pas là.

— Petit, dit gentiment Cadfael, tu as vraiment toute confiance en moi ?

Le garçon, qui avait ramassé la faucille, et la maniait en connaisseur, posa soudain sur lui ses francs yeux bleus, dénués d’arrière-pensées.

— Ben oui, dit-il.

— Il se trouve que tu as raison. Mais ne parle pas si ouvertement en public. Ici aussi, comme en ville, c’est un champ de bataille, où tout le monde peut entrer. On y trouve toutes sortes de gens, et dans les temps difficiles, certains peuvent essayer de se faire bien voir en rapportant ce qu’ils entendent. Il y en a même peut-être qui vivent de ragots. Ce que tu ne dis pas n’est pas dangereux. Alors ne parle pas trop.

L’adolescent fit quelques pas en arrière, hochant la tête. Peut-être avait-il pris ça pour un reproche.

— Confidence pour confidence, reprit Cadfael, peu m’importe qu’on choisisse Maud ou Étienne. Mais ce qui compte, c’est qu’on tienne sa parole. Maintenant, montre-moi que tu n’es pas paresseux, et quand j’aurai fini avec mon carré de choux, je viendrai t’aider.

Il regarda le garçon se mettre au travail sans ménager sa peine. Sa tunique grossière était taillée très large, transformant son corps mince en un paquet de chiffons noué à la taille. Un parent plus âgé et plus large d’épaules la lui avait peut-être donnée, parce qu’il n’en avait plus l’usage.

« Mon ami », se dit Cadfael, » avec cette chaleur, tu ne tiendras pas ce rythme bien longtemps, et alors, nous aviserons. »

Quand il rejoignit son aide parmi les tiges bruissantes de pois, le garçon était tout rouge et suant ; on l’entendait souffler en maniant sa faucille, mais il n’avait pas relâché son effort. Cadfael jeta une brassée de chaumes secs au bord du champ.

— Eh ! petit, dit-il, ce n’est pas une pénitence ! Mets-toi torse nu, tu seras plus à l’aise.

Et donnant l’exemple, il fit glisser sa robe qu’il avait déjà remontée jusqu’aux genoux.

Le résultat fut curieux, mais pas décisif. Le garçon s’arrêta un instant.

— Je suis bien comme je suis, dit-il, impassible, mais sa voix rauque de jeune homme avait monté de plusieurs tons.

Il continua son travail avec détermination, mais il devint tout rose depuis son cou mince jusqu’à la courbe de la joue. Cela signifiait-il ce que pensait Cadfael ? Il avait peut-être menti sur son âge et dès lors n’avait pas fini de muer. Il ne portait peut-être pas de chemise sous sa tunique et il avait honte de le montrer à un étranger. Bon, il y avait d’autres façons de le savoir. Il valait mieux en avoir le coeur net tout de suite. Si ce que soupçonnait Cadfael était vrai, il allait falloir y penser sérieusement.

— Voilà encore ce héron qui vole nos alevins, s’écria Cadfael, le doigt tendu vers la Méole, où pataugeait l’oiseau, qui repliait simplement ses ailes immenses. Jette-lui une pierre, petit ; tu es plus près que moi.

Le héron n’était qu’un prétexte, mais si Cadfael avait vu juste, l’oiseau ne risquait pas grand-chose.

Godric le fixa attentivement, ramassa une pierre de bonne taille, et la lança énergiquement. Il recula le bras, le balança en avant en y mettant tout son poids et lança la pierre de l’autre côté du ruisseau dans l’eau peu profonde ; le héron s’envola, certes, mais la pierre l’avait manqué d’un bon mètre.

« Tiens, tiens », se dit Cadfael, et il se mit à réfléchir.

Dans son camp retranché, déployé sur tout le terrain devant la Première Enceinte, entre les larges méandres de la Severn, le roi Étienne s’agitait, se mettait en rage ou faisait la fête pour honorer les quelques habitants de Shrewsbury qui avaient fait preuve de loyauté – envers lui, bien sûr – en venant lui offrir leurs services, et il préparait sa vengeance contre ceux qui s’en étaient abstenus.

Il était grand, blond, bruyant, beau, d’aspect très avenant. Il avait grande allure, bien qu’à ce stade, il fût insupportablement tiraillé entre son heureuse nature et le ressentiment devant les injures qu’il avait subies. Il avait l’esprit lent, à ce qu’on disait, mais à la mort de son oncle Henry qui n’avait qu’une héritière –, gênée de surcroît par un mari angevin avec qui elle se trouvait en France –, sans tenir compte des vassaux de son père qui s’étaient pliés à sa volonté en l’acceptant pour reine, Étienne avait pour une fois réagi avec une vitesse et une précision remarquables : il avait forcé ses sujets potentiels à le reconnaître pour roi, sans leur laisser le temps de réfléchir à leurs propres intérêts et moins encore de se rappeler leurs serments prononcés sans enthousiasme. Alors pourquoi ce coup parfait avait-il soudain fait long feu ? Il n’arrivait pas à le comprendre. Pourquoi la moitié de ses sujets, et non des moindres, après s’être tenus tranquilles, s’étaient-ils soudain révoltés ? Sursaut de conscience ? Antipathie pour ce roi qui s’était imposé à eux ? Crainte superstitieuse du roi Henry et de son influence sur Dieu ?

Forcé de prendre cette opposition au sérieux et de se battre, Étienne s’était comporté de la façon qui lui était naturelle, en frappant fort, mais en gardant la porte volontiers ouverte pour qui se repentirait. Et quel avait été le résultat ? Il avait fait preuve de clémence, et ils en avaient profité, en le méprisant de surcroît. Il avait invité ses adversaires à se soumettre sans risque, en se portant au nord contre les places fortes des rebelles, et ils avaient refusé avec hauteur de le rejoindre. Eh bien, l’attaque du lendemain scellerait le sort de la garnison de Shrewsbury et servirait d’exemple pour tous. Si les gens du pays ne se rendaient pas de bon gré à son invite, ils s’enfuiraient comme des rats pour sauver leur peau. Quant à Arnulf de Hesdin... ses obscénités et ses défis proférés du haut des tours de la ville, il les regretterait amèrement avant de mourir.

En cette fin d’après-midi, le roi conférait dans sa tente, plantée dans un pré, avec Gilbert Prestcote, son aide de camp, et shérif du comté, et Willem Ten Heyt, capitaine de ses mercenaires flamands. A peu près au même moment, frère Cadfael et Godric se lavaient les mains et époussetaient leurs vêtements pour aller à vêpres. Les seigneurs de l’endroit ne lui ayant pas amené d’hommes pour soutenir sa cause avaient forcé Étienne à s’en remettre lourdement à ses Flamands, qui étaient cordialement haïs en tant qu’étrangers parce que ces professionnels étaient inaccessibles à la pitié ; ils brûlaient un village aussi facilement qu’ils se saoulaient, et ça ne les gênait en rien de faire l’un puis l’autre. Ten Heyt était grand et fort, avec des cheveux blond-roux et de longues moustaches ; il n’avait pas trente ans, mais c’était déjà un vétéran de la guerre. Prestcote avait plus de cinquante ans ; ce chevalier calme et peu bavard, soldat expérimenté et redoutable, de bon conseil, n’aimait pas les solutions extrêmes. Même lui pourtant penchait pour la sévérité.

— Votre Grâce a essayé la générosité, et on s’en est servi contre vous d’une façon éhontée. Cette fois, il faut les terroriser.

— Commençons par prendre le château et la ville, répliqua sèchement Étienne.

— Votre Grâce peut considérer que c’est fait. Ce que nous avons préparé pour demain matin vous donnera Shrewsbury. Et s’ils ont survécu, votre Grâce pourra disposer à sa guise de FitzAlan, d’Adeney et de Hesdin ; les soldats de la garnison ne comptent guère, mais même là, vous auriez intérêt à faire un exemple.

Le roi se serait contenté de se venger de ceux qui dirigeaient la résistance ici : William FitzAlan devait à Étienne son poste de shérif de Shrewsbury, et cependant, il s’était déclaré pour sa rivale et il avait défendu le château pour elle. Fulke Adeney, le principal vassal de FitzAlan, avait suivi son suzerain dans cette trahison et l’avait soutenu totalement. Hesdin, lui, s’était condamné irrémédiablement par son insolence. Les autres n’étaient que des pions qu’on pouvait sacrifier : ils ne comptaient pas.

— A ce qu’il paraît, FitzAlan aurait déjà fait partir sa femme et ses enfants, ajouta Prestcote, avant que nous fermions la sortie nord de la ville. Mais Adeney a aussi un enfant : une fille. Et elle serait encore là. Toutefois les femmes ont quitté le château de bonne heure.

Prestcote était lui-même un homme du comté, et il connaissait la noblesse locale, au moins de nom et de réputation.

— La fille d’Adeney, reprit-il, est fiancée depuis l’enfance à un fils de Robert Beringar, de Maesbury près d’Oswestry. Votre Grâce agira comme il lui plaira, mais jusqu’à aujourd’hui, j’aurais juré qu’il était de la faction de FitzAlan et donc votre ennemi. Faites-le entrer et jugez par vous-même. S’il a tourné sa veste, tant mieux, il a assez d’hommes pour vous être utile, mais je ne m’y fierais pas trop vite.

L’officier de garde avait pénétré dans la tente et attendait qu’on l’invite à parler ; Adam Courcelle, le bras droit de Prestcote, était l’un de ses principaux hommes liges ; à trente ans, c’était un soldat éprouvé.

— Il y a aussi une dame qui vous attend, dit-il quand le roi se tourna vers lui. Voulez-vous la voir d’abord ? Elle n’a pas encore de logement ici, et vu l’heure... Elle prétend s’appeler Aline Siward et dit que son père, qu’elle a récemment enterré, vous a toujours été fidèle.

— Le temps presse, dit le roi. Qu’ils entrent tous deux, la dame parlera la première.

Courcelle la prit par la main pour la conduire devant le roi, avec toutes les marques de la déférence et de l’admiration, et le fait est qu’elle le méritait bien. Mince et timide, elle n’avait sûrement pas plus de dix-huit ans ; l’austérité de son deuil, son bonnet et son voile blancs, d’où s’échappaient quelques mèches très blondes lui encadrant le visage, la rajeunissaient encore et la rendaient plus touchante. Elle avait la dignité fière et réservée des enfants. Ses grands yeux, couleur d’iris noirs, s’agrandirent, admiratifs, devant la stature et la beauté du roi, et elle lui fit la révérence.

— Madame, dit Étienne, tendant la main pour la relever, on vient de m’apprendre le deuil qui vous frappe et j’en suis profondément navré. Si je puis vous servir en quoi que ce soit, commandez-moi.

— Votre Grâce est très bonne, dit la jeune fille d’une voix douce et craintive. Je suis désormais orpheline et je reste la seule de ma maison à pouvoir accomplir loyalement mon devoir envers vous. C’est ce que mon père aurait voulu que je fasse, et seule la mort l’a empêché de venir lui-même, et moi de venir plus tôt. Avant que votre Grâce ne vienne à Shrewsbury, nous n’avions pas eu la possibilité de vous rendre les clés de nos deux châteaux. C’est maintenant chose faite !

Sa servante, très maîtresse d’elle-même, - elle avait bien dix ans de plus que sa maîtresse – l’avait suivie dans la tente et se tenait à l’écart. Elle s’approchait maintenant pour donner les clés à Aline, qui les remit solennellement entre les mains du roi.

— Nous pouvons réunir cinq chevaliers pour votre Grâce et plus de quarante gens d’armes, mais pour le moment je les ai laissés en garnison chez moi, ils seront peut-être plus utiles ainsi à votre Grâce.

Elle nomma ses terres et les gouverneurs de ses châteaux. On aurait cru entendre un enfant réciter sa leçon, mais son grave maintien était digne d’un général sur le champ de bataille.

— Il y a autre chose que j’aimerais vous dire franchement et qui me chagrine, reprit-elle d’une voix légèrement tremblante, mais elle se domina courageusement. Quand votre Grâce a revendiqué la couronne, mon frère Gilles a pris le parti de l’impératrice Maud, et après s’être ouvertement querellé avec mon père, il est parti la rejoindre. J’ignore où il est maintenant. On a dit qu’il serait avec elle en France. Je ne pouvais laisser votre Grâce ignorer cette dissension qui vous peine autant que moi. J’espère donc que vous ne refuserez pas ce que je vous apporte et que vous en userez libéralement, comme mon père l’aurait souhaité et comme je le souhaite.

Elle poussa un grand soupir, comme si cela lui avait enlevé un poids. Le roi était enchanté. La prenant par la main, il lui baisa chaleureusement la joue. A en juger par son air, Courcelle lui enviait cette chance.

— Mon enfant, dit le roi, je ne voudrais pour rien au monde contribuer à vous peiner. Bien au contraire ! J’accepte votre proposition de grand coeur, elle m’est aussi chère que celle d’un comte ou d’un baron et je vous remercie du mal que vous vous donnez pour moi. Et maintenant, que puis-je faire pour vous aider ? Je ne vois guère comment vous loger dans ce camp, et on me dit que vous ne savez pas encore où aller. Or la nuit va bientôt tomber.

— J’avais pensé à me loger à l’hôtellerie de l’abbaye, répondit-elle timidement, si je trouve un bateau pour traverser la rivière.

— Mais nous allons vous donner une escorte pour ce faire et demander à l’abbé de vous trouver une maison appartenant à l’abbaye, où vous serez tranquille et en sécurité, jusqu’à ce qu’on puisse vous accompagner chez vous.

Cherchant autour de lui pour lui trouver quelqu’un, il ne pouvait manquer Adam Courcelle qui n’attendait que cela. Le jeune homme avait de beaux cheveux châtain clair, des yeux de la même couleur, et il se savait bien en cour.

— Adam, voulez-vous conduire Dame Siward et veiller à ce qu’on l’installe bien, lui dit le souverain.

— De tout coeur, votre Grâce, répondit Courcelle avec ferveur, s’empressant d’offrir sa main à la jeune femme.

Hugh Beringar la regarda ; sa petite main disparaissait dans la grande main brune qui l’étreignait ; elle avait baissé les yeux et son petit visage doux, au front presque trop grand, semblait fatigué maintenant qu’elle avait fidèlement transmis son message. De l’extérieur de la tente royale, il avait tout entendu. On aurait dit qu’elle allait fondre en larmes à tout moment, comme une enfant après une épreuve pénible, ou une petite fiancée venue présenter ses richesses ou son lignage et qu’on renvoie auprès de sa nourrice à la fin de la transaction. L’officier du roi marchait délicatement près d’elle, tel un conquérant conquis ; cela n’avait rien d’étonnant.

— Entrez, le roi attend, dit Ten Heyt, d’une voix gutturale ; il se tourna et pencha la tête sous l’auvent de la tente, où il faisait suffisamment sombre pour qu’il ne distinguât pas la silhouette puissante du roi.

— Me voici, mon Seigneur, dit Hugh Beringar, en s’inclinant. Hugh Beringar de Maesbury, au service de votre Grâce avec tous mes biens. Ce n’est pas grand-chose, six chevaliers et quelque cinquante hommes d’armes, mais la moitié sont de bons archers. Ils sont tous à vous.

— Votre nom nous est connu, Messire Beringar, répliqua sèchement le roi. Vos possessions aussi. Mais votre fidélité nous l’était moins. A ce que l’on m’a dit, vous étiez proche des traîtres FitzAlan et Adeney il y a encore peu de temps. Et même ce changement survient tardivement. Voici environ deux mois que je suis ici sans avoir eu de vos nouvelles.

— Votre Grâce, dit Beringar (apparemment aussi peu pressé de se justifier que rebuté par la froideur de l’accueil), depuis mon enfance je regarde ces hommes, que vous considérez comme des traîtres – et je le comprends comme mes pairs et amis. En tant que tels, ils ne m’ont jamais déçu. Votre Grâce est trop impartiale pour ne pas admettre que pour quelqu’un comme moi – qui n’ai jusqu’alors juré fidélité à personne –, choisir par les temps qui courent demande sérieusement réflexion, s’il faut se décider une fois pour toutes. Nul ne doute que les droits de la fille du roi Henry aient été de poids et l’on ne saurait en vouloir à personne d’avoir choisi sa cause, même si je peux leur reprocher de ne pas vous avoir été fidèle. Quant à moi, j’ai hérité de mes terres il y a quelques mois et j’ai jusqu’à présent évité de choisir. J’ai mis du temps à me décider, mais me voici. Ceux qui sont venus à vous sans réfléchir peuvent vous lâcher de la même façon.

— Et pas vous ? lança le roi, sceptique.

Il étudiait ce hardi jeune homme, qui parlait un peu trop bien, avec une attention critique. Il n’était pas lourd, de taille moyenne et mince, mais sûr de lui et ce qui lui manquait en allonge et en poids, il se pourrait qu’il le compense en vitesse et en agilité. Vingt-deux, vingt-trois ans peut-être, le teint très hâlé, des traits fins et mobiles et d’épais sourcils bruns. Il était difficile à cerner parce qu’on ne pouvait pas lire sur son visage ce qui se passait derrière ses yeux profondément enfoncés dans les orbites. Son discours sans ambages était peut-être sincère... à moins qu’il ne fût calculé. Il devait être assez fin pour avoir jaugé son souverain et s’être dit que l’audace serait peut-être payante.

— Et moi, non, fit-il fermement. Mais je ne vous demande pas de me croire sur parole. Vous pouvez me mettre à l’épreuve. Que votre Grâce me prenne à l’essai.

— Vous n’avez pas amené vos hommes ?

— Trois seulement. Ç’aurait été folie que de laisser un bon château totalement ou même à moitié dégarni, et cinquante bouches de plus à nourrir, quand les vivres manquent, ne vous auraient pas rendu service. Que votre Grâce me dise seulement ce qu’elle attend de moi et ce sera fait.

— Pas si vite, riposta Étienne. Vous n’êtes pas le seul à avoir besoin de temps et de réflexion avant qu’on vous accepte, jeune homme. Il y a encore peu de temps, vous aviez l’oreille de FitzAlan.

— En effet. Et je n’ai toujours aucun grief contre lui, sauf qu’il a choisi un camp et moi, l’autre.

— A ce qu’on m’a dit, vous étiez fiancé à la fille de Fulke Adeney ?

— Je ne sais trop quoi répondre : je le suis, ou bien je l’étais ? Nombre de projets sont devenus caducs, aujourd’hui, pour moi comme pour d’autres. En ce moment, j’ignore où elle est et si le marché tient toujours.

— Il paraît que toutes les femmes sont parties du château, dit le roi, en l’observant de près. La famille de FitzAlan a peut-être bien quitté la ville, et même le pays. Mais on pense que la fille d’Adeney continue à se cacher ici. Il ne me déplairait pas, ajouta-t-il sans trop insister, d’avoir près de moi quelqu’un d’aussi précieux, au cas où il me faudrait changer mes plans. Vous étiez du parti de son père, vous devez connaître les endroits où elle est susceptible de se cacher. Quand la voie sera libre, si quelqu’un peut la trouver, c’est bien vous.

Le jeune homme le fixa à son tour, impassible. Dans ses yeux noirs, seule la compréhension se lisait ; impossible de deviner s’il était d’accord ou non, et s’il se rendait compte que de cette épreuve dépendait la faveur du roi. Son visage n’exprimait rien, ni sa voix, quand il dit :

— C’est mon intention, votre Grâce. J’y pensais en quittant Maesbury.

— Bien, dit Étienne, satisfait mais prudent. Avant que la ville tombe, nous n’avons rien à vous faire faire. Mais si nous avons besoin de vous, où vous trouvera-t-on ?

— A l’hôtellerie de l’abbaye, s’ils ont de la place, déclara Beringar.

 

Le petit Godric assista à vêpres au fond de l’église, parmi les élèves et les novices, le menu fretin de l’abbaye, près des laïcs qui vivaient hors de la clôture, sur l’autre rive du fleuve, et qui pouvaient encore trouver refuge ici. Quand Cadfael tourna la tête vers lui, il se dit qu’il avait l’air tout perdu, et son visage qui brillait d’une insolente gaieté dans l’herbarium, était devenu bien solennel dans l’église. La nuit approchait, sa première nuit dans cette demeure. Bon, on s’occupait de lui mieux qu’il ne le supposait, et si ça devait le consoler, avec un peu de chance, il n’aurait pas besoin d’affronter ce soir l’épreuve à laquelle il se préparait.

Frère Paul, le maître des novices, avait à s’occuper d’autres jeunes, et il était content d’en avoir un en moins sur les bras.

Cadfael alla chercher son protégé après le souper et il fut heureux de voir qu’il mangeait bien. Manifestement, le garçon avait assez de ressources pour ne pas se laisser aller à la peur et assez de bon sens pour prendre des forces, afin de ne pas s’effondrer sous le poids de ses problèmes personnels. Mieux encore, il eut l’air reconnaissant et soulagé quand Cadfael lui posa la main sur l’épaule pour l’emmener hors du réfectoire.

— Viens, à présent nous sommes libres jusqu’à complies. Il fait bon dans le jardin. Nul besoin de rester enfermé, si tu n’y tiens pas.

Godric n’y tenait pas, il était heureux de profiter de cette soirée d’été. Ils allèrent sans se presser vers les étangs et l’herbarium. Le garçon gambadait près de Cadfael et se mit à siffler comme un pinson, pour s’interrompre aussitôt.

— Il a dit qu’il faudrait que je rejoigne le maître des novices après le souper. Ce n’est pas mal de venir avec vous comme ça ?

— Ne t’inquiète pas, petit. Nous avons la bénédiction de frère Paul. Tu es mon assistant, et tu es sous ma responsabilité.

Ils étaient entrés dans le jardin clos, et soudain ils se trouvèrent enveloppés dans un monde de douceurs secrètes, d’arômes de romarin, de thym, de fenouil, de sauge, de lavande exaltés par le soleil dont la chaleur persistait, entêtante, même dans la fraîcheur du soir. Au-dessus de leur tête, des martinets volaient en criant de plaisir.

Quand ils arrivèrent à l’atelier de bois, dont les poutres huilées semblaient avoir gardé le feu de cette journée d’été, Cadfael ouvrait la porte.

— Voici ta chambre, Godric.

Il y avait un lit de planches, tout prêt au fond de la pièce. Le garçon fixa Cadfael, en tremblant.

— J’ai tous ces remèdes qui mijotent ici, il faut en surveiller certains régulièrement, parfois très tôt ; ils tourneraient si on n’y veillait bas. Je te montrerai ce qu’il y a à faire, ce n’est pas dur. Et tu as un lit ici, avec un croisillon que tu peux ouvrir pour aérer.

Le garçon ne tremblait plus, ses grands yeux sombres, implacables, fixaient Cadfael. On y discernait un sourire et quelque chose comme de l’orgueil offensé. Cadfael se tourna vers la porte et montra la lourde barre qui la fermait du dedans ; impossible de l’ouvrir du dehors, une fois mise dans son alvéole.

— Tu peux tous nous laisser dehors, moi compris, tant que tu ne seras pas prêt à venir vers nous.

Godric, qui n’était plus un enfant et pas davantage un garçon, posa sur lui un regard accusateur, mi-vexé, mi-radieux, tout à fait soulagé.

— Comment avez-vous su ? demanda-t-elle, avançant agressivement le menton.

— Comment allais-tu faire au dortoir ? rétorqua doucement Cadfael.

— Je me serais débrouillée. Les garçons ne sont pas si malins ; je me serais arrangée. Sous cette tunique (elle empoigna le large vêtement), tous les corps se ressemblent, et les hommes sont bêtes et aveugles.

Elle rit devant le calme de Cadfael, et elle fut soudain très femme, et sacrément jolie, maintenant qu’elle était soulagée.

— Oh, pas vous, certes, reprit-elle. Mais comment avez-vous su ? Je me suis appliquée, je croyais tromper tout le monde. Quelle erreur ai-je commise ?

— Tu t’es bien débrouillée, lui dit Cadfael d’une voix apaisante. Mais j’ai traîné pendant quarante ans par le vaste monde, avant de prendre l’habit et d’aboutir ici comme jardinier. Quelle erreur as-tu commise ? Ne le prends pas mal. Accepte plutôt ce conseil d’ami Quand tu t’es passionnée pour notre discussion, ta voix est devenue plus aiguë. Et pas l’ombre d’une mue pour donner le change. Ça s’apprend, je te montrerai quand nous aurons le temps. Et puis quand je t’ai suggéré de te mettre torse nu – ne rougis pas, mon enfant, je n’étais sûr de rien à ce moment-là ! - tu as refusé, bien sûr. Et enfin, quand je t’ai fait lancer une pierre au héron, tu l’as fait comme une fille, en partant de la taille, pas de l’épaule. Tu as déjà vu un garçon jeter une pierre comme ça ? Ne te laisse pas avoir une deuxième fois : ça te trahirait tout de suite.

Il se tut et attendit patiemment : elle s’était laissée tomber sur le lit, la tête entre les mains ; elle se mit d’abord à rire, puis à pleurer, puis les deux à la fois ; il n’intervint pas, car elle était aussi à bout qu’un homme qui pèse le pour et le contre avant de prendre une décision. À présent, il savait qu’elle avait dix-sept ans : elle devenait femme, et une belle femme, en plus.

Quand elle fut prête, elle s’essuya les yeux d’un revers de main, et levant vivement la tête, souriante, comme le soleil à travers l’arc-en-ciel :

— C’est vrai ? dit-elle. Vous êtes responsable de moi ? J’ai bien dit que je vous faisais totalement confiance.

— Ma petite fille, affirma patiemment Cadfael, que puis-je faire d’autre que te servir de mon mieux et veiller à ce que tu partes d’ici en sûreté pour aller là où tu dois ?

— Sans même savoir qui je suis ? s’étonna-t-elle. Qui a trop confiance maintenant ?

— Quelle différence pour moi de savoir ton nom ? Une fille abandonnée ici, dans cette tourmente, et qu’il faut rendre à sa famille, cela me suffit bien. Dis-moi ce que tu as envie de dire, ça me suffira.

— Eh bien, moi, je veux tout vous dire, déclara-t-elle simplement, en le regardant de ses grands yeux candides. Mon père est soit au château de Shrewsbury, menacé de mort, soit dehors, avec William FitzAlan, cherchant à rejoindre l’impératrice Maud, avec une meute qu’on s’apprête à lâcher derrière lui d’une minute à l’autre. Je représente un danger pour quiconque voudra m’aider et un otage pourchassé, dès qu’on s’apercevra de ma fuite. Même pour vous, je suis dangereuse, frère Cadfael. Je suis la fille de l’allié et de l’ami de FitzAlan : je m’appelle Godith Adeney.

 

Osbern le bancal, qui était né avec les jambes atrophiées, et qui se déplaçait à une vitesse incroyable sur ses mains armées de patins de bois, traînant derrière lui ses genoux sans force sur une petite charrette de bois, était le plus humble parmi ceux qui suivaient le roi. On le trouvait d’ordinaire en ville, près des portes du château, mais l’endroit était trop dangereux et il l’avait quitté pour aller faire allégeance au roi, auprès de son camp, aussi près que possible du poste de garde principal, là où les grands entraient et sortaient. Le roi était connu pour sa générosité, sauf peut-être envers les combattants ennemis, et il y avait de l’argent à ramasser. Les officiers généraux avaient peut-être trop de soucis pour penser aux mendiants ou leur faire l’aumône, mais ceux qui, sur le tard, venaient chercher la faveur royale, sachant maintenant de quel côté tournait le vent, étaient susceptibles de donner aux pauvres, pour se mettre bien avec Dieu, et les archers, même les Flamands, quand ils étaient de bonne humeur après le service, jetaient à Osbern quelques piécettes ou des restes de leur repas.

Sa petite charrette était près d’un bosquet d’arbrisseaux, près du poste de garde, où il pouvait entrer manger un morceau et boire un coup, tout en profitant du feu de camp la nuit. Les nuits sont froides, même au mois d’août, après la chaleur du jour, quand on n’a que quelques haillons sur le dos, et le feu était doublement le bienvenu. Les gardes le couvraient en partie de tourbe, pour qu’il ne brillât pas trop et qu’il leur permît de contrôler ceux qui arrivaient de nuit.

Il était près de minuit quand Osbern fut tiré de son sommeil agité ; tendant l’oreille, il perçut un bruit léger dans les buissons derrière lui, vers la gauche. Quelqu’un approchait qui venait de la ville, après avoir contourné la grande porte, en se cachant dans les fourrés qui bordaient le fleuve. Osbern connaissait la ville comme la paume de sa main calleuse. Était-ce un éclaireur qui revenait d’une reconnaissance ?

— Mais alors, pourquoi se cachait-il pour approcher du camp ? - ou bien quelqu’un était-il sorti furtivement de la ville ou du château par la seule issue permettant de franchir le mur de ce côté-ci : le petit port qui menait à la rivière ?

Une silhouette sombre, dont seul le déplacement était perceptible, sortit discrètement des fourrés et s’approcha, courbée en deux, du poste de garde. Sans l’injonction de la sentinelle, elle s’arrêta aussitôt, immobile et anxieuse ; Osbern distingua vaguement un homme mince, léger, drapé dans un manteau noir, et il n’aperçut que le reflet pâle de son visage. Il répondit à la sentinelle d’une voix jeune, haut perchée ; il était mort de peur, et il semblait désespérément pressé.

— Je demande audience – je ne suis pas armé ! Conduisez-moi auprès de votre chef. J’ai quelque chose à dire – c’est important pour le roi.

Ils le poussèrent rudement à l’intérieur et le fouillèrent sans ménagement, pour voir s’il n’avait pas d’arme. Osbern n’entendit pas ce qu’ils dirent, mais le jeune homme obtint gain de cause. Ils l’emmenèrent dans le camp, où il disparut.

Osbern ne put se rendormir, le froid de la nuit le mordait jusqu’aux os. » Ah ! plût au ciel que j’aie un manteau comme ça ! » se dit-il. Et cependant celui qui le portait tremblait, et le tremblement de sa voix trahissait la peur, mais aussi l’espoir et l’avidité. Un être étrange, mais quel intérêt présentait-il pour un mendiant ? Tiens, voilà que la même silhouette ressortait des sombres allées du camp pour s’arrêter de nouveau à la porte. Son pas était plus léger, plus allongé aussi. Il devait avoir un sauf-conduit lui permettant de ressortir comme il était entré, sans avoir été molesté. Osbern entendit quelques mots au passage :

« Je dois y retourner, il ne faut pas qu’on me soupçonne... J’ai des ordres ! »

Ah, maintenant qu’il était soulagé, il allait peut-être se montrer généreux, par pure reconnaissance. Osbern se hâta de se mettre sur le passage de l’homme et tendit une main suppliante.

— Pour l’amour de Dieu, Seigneur ! S’il a été bon pour vous, soyez bon pour les pauvres !

L’homme pâle avait l’air plus calme. Osbern l’entendit soupirer, soulagé et plein d’espoir. Le feu lui permit d’apercevoir la forme travaillée d’un fermoir de métal qui maintenait le manteau à la hauteur du cou. Une main sortit des plis du vêtement et laissa tomber une pièce dans la main tendue.

— Prie pour moi demain, dit-il à voix basse, le souffle court.

Puis il s’en alla comme il était venu, et disparut parmi les arbres avant qu’Osbern l’ait béni pour son aumône.

Avant l’aube, il fut de nouveau tiré de son sommeil agité et il s’écarta hâtivement au passage des soldats. L’aube promettait d’être claire et tout le camp du roi était en émoi, mais si calmement et dans un ordre si parfait qu’il devina plutôt qu’il n’entendit qu’on rassemblait les hommes, qu’on les mettait en rang et qu’on vérifiait les armes. Le défilé des régiments semblait faire trembler l’air du matin, et cependant, on n’entendait pratiquement rien. D’un méandre de la Severn à l’autre, sur le goulet qui seul permettait d’approcher de la ville à pied sec, le bruit des hommes s’agitant se répandait, effrayant et joyeux, tandis que l’armée royale sortait et formait des rangs pour donner l’assaut final à Shrewsbury.